Impact dans cinq secondes... [Jordan]

Combien de temps cela faisait-il que Stefan traînait dans les couloirs de cette école ? Il n'en savait trop rien, et quelque chose lui disait qu'il ne valait mieux pas chercher à calculer, le résultat pouvant se révéler être plus qu'effrayant. Il aurait pu arriver ici la veille, ou un mois auparavant, la sensation de solitude qui l'envahissait au moment présent aurait été la même : aussi pesante et désagréable. Combien de temps n'avait-il pas adressé la parole à quelqu'un, ne serait-ce que pour constater les phénomènes météorologiques qui se produisaient à l'extérieur, ou simplement demander l'heure à un autre élève ? Avait-il seulement ouvert une seule fois la bouche depuis qu'il avait posé le pied dans le Hall de ce pensionnat froid et déprimant ? Lui qui avait autrefois l'habitude de rencontrer un tas de gens dans les couloirs de son école, avec qui il osait dialoguer durant de longues minutes à propos de rien. Il se retrouvait donc seul ici, livré à lui-même, sans pouvoir ouvrir la bouche, de peur de faire échapper de la fine commissure de ses lèvres, les sujets qu'il s'était juré de ne jamais aborder. Il suffisait d'un simple moment d'inattention pour que l'établissement soit au courant de ce qu'il était réellement.

Et pourtant, cette époque semblait si loin. Celle où il sortait tous les soirs pour boire à s'en rendre malade, où il se rendait finalement compte de tas de choses qu'il s'était forcé de nier... Ca semblait si vieux, tellement flou dans sa mémoire, qu'il avait même presque l'impression qu'il n'avait jamais vécu ces choses-là, et qu'on n'avait fait que les lui raconter, sans trop de détails. Après tout, ce n'était peut-être pas si mal. Il n'avait pas non plus à se souvenir de l'enfer que c'était à l'époque. Et dire que tout cela ne s'était produit que l'année dernière. Quoi que ? Il n'en était même plus sûr lui-même. Et de toute manière, il ne voulait même pas savoir quand, et avec qui, ni comment tout cela était arrivé. Tout ce qui comptait à présent, c'était son arrivée ici. Le recommencement d'une toute autre vie, bien plus saine et agréable que la précédente. C'était bien ce que lui avait promis le directeur de l'établissement, non ? Il ne pouvait donc que s'en réjouir.

Le sourire aux lèvres, il marchait la tête haute, ses livres sous le bras. Rien ne pouvait l'empêcher d'être heureux à présent. Il essayait tant bien que mal de se réconforter intérieurement, mais ça ne fonctionnait visiblement pas. Et un sourire hypocrite ne suffirait pas à annihiler ses intarissables questionnements sur ce qui pouvait le tourmenter de cette manière. On lui offrait une éducation et une famille géniale sur un plateau, et il n'arrivait toujours pas à s'en délecter. Qu'est-ce qui lui manquait à la fin ? L'alcool, encore une fois ? Non, il en avait fini avec toutes ces bêtises-là. Alors qu'est-ce qui continuait de le ronger de cette manière ? Le mensonge qui devait planer autour de son personnage ou la vérité qui faisait l'unicité de son être ? Son sourire s'estompa peu à peu, et sa tête se baissa quelque peu, tandis qu'il tourna au bout d'un couloir. Trop perdu dans ses pensées, il ne savait même plus dans quelle direction il se rendait, ni même pourquoi il errait ainsi. La jeune fille qu'il heurta de plein fouet le fit cependant redescendre de son petit nuage noir...

Tout en aidant l'inconnue à se relever, Stefan présenta naturellement ses excuses, un petit sourire gêné perché au coin de ses lèvres. Ses livres attendraient pour être ramassés, ils étaient très bien par terre pour le moment.

« Désolé, j'ai pas fait attention. Tout va bien ? »

Comme pour se faire pardonner, Stefan pensa d'abord à épousseter les beaux habits de la jeune femme, mais il ne prit conscience qu'au dernier moment, c'est-à-dire à l'instant où sa main effectuait déjà le trajet jusqu'à cette inconnue, que ce ne serait pas le geste d'un mec « normal » et doté de bonnes intentions à l'égard d'une demoiselle. Et il serait alors obligé d'expliquer ces gestes déplacés en avouant un de ses secrets. Décidément, il faudrait vraiment qu'il soit très prudent et attentif à chacun de ses propres faits et gestes... Sa main étant déjà tendue bien en avant devant lui, à distance raisonnable de celle qu'il venait de bousculer, il fallait qu'il trouve une excuse tout aussi improvisée que son geste.

« Stefan. Je sais pas si mon prénom peut m'aider à me faire pardonner, mais je tente quand même ma chance... »

Haussant les épaules, il attendait que la main de cette charmante brune vienne serrer la sienne. Elle serait alors la toute première personne à lui adresser la parole...

[ Et le mien est encore plus court que le tien =S ]

Enfin ! Enfin il pouvait entendre le son d'une simple voix atteindre ses organes auditifs, et les stimuler à l'aide de quelques notes mélodieuses. Stefan avait presque oublié à quel point cela pouvait être agréable. Au final, la plus belle et la seule véritable musique que l'Homme ait jamais été capable de créer était celle qu'il avait le pouvoir de provoquer de par ses propres cordes vocales. Et puis c'était incroyable d'entendre comment les sons pouvaient différer selon les individus. Il y en avait qui passait littéralement inaperçus, et d'autres qui restaient gravés dans votre mémoire pour l'éternité - aussi longue cette entité soit-elle. Il y avait par exemple la voix mélodieuse et mielleuse d'une mère, qui vous comptait de jolies petites histoires avant d'aller dormir, ou qui vous criait tendrement de ranger votre chambre. Il y avait les centaines d'autres, celles de grandes vedettes de la chanson - pas toujours talentueuses - que vous passiez votre journée à vous repasser dans votre esprit. Mais à cet instant, aucun de tous ces sons ne résonnaient dans l'esprit de Stefan, si ce n'était celle de Jordan, la jeune fille qu'il venait tout juste de rencontrer. On ne pouvait pas dire qu'elle avait une voix exceptionnelle ou qui sorte du commun, mais après une abolition involontaire, partielle et temporaire de l'ouïe, chaque parole s'avérait être un délice pour les oreilles.

Elle s'appelait donc Jordan. Elle lui avait offert son prénom. Quel beau cadeau ! Depuis que Stefan s'était attardé sur les écrits d'une grande romancière française concernant les noms, et qui détaillait avec beauté et précision que les prénoms n'étaient autres que la clé pour avoir accès à la porte de notre âme, une part de nous-même avant d'être un simple mot, il ne pouvait s'empêcher de constater que le monde entier devenait de plus en plus généreux. En effet, il suffisait maintenant d'un regard pour que les prénoms soient échangés, et que déjà, on se chérisse comme si on se connaissait depuis toujours. C'était tellement beau, qu'il ne put s'empêcher de le constater à haute voix.

« Joli prénom. »

Ajoutant un sourire à ses dernières paroles, il se baissa finalement pour ramasser les livres de Jordan, et les siens, qui gisaient toujours sur le sol, depuis la catastrophe qu'il avait provoqué. Accroupi, il regardait toujours la jeune fille, différenciant ses affaires de celle de l'adolescente qui devait avoir à peu près son âge. A peine s'était-il relevé, que déjà les questions fusaient. Aïe. Il ne fallait pas qu'il ait l'air embarrassé par quoi que ce soit, et surtout, qu'il ne fasse aucun faux pas. Il était peut-être beaucoup trop prudent, mais il n'avait certainement pas envie d'en faire une dès le premier jour à Harper. Et puis, avec le temps, il finirait bien par s'habituer, et répondrait avec de plus en plus de facilité. D'ailleurs, il n'y avait pas vraiment de quoi s'inquiéter... Il devait chasser toutes ces choses de son esprit pour le moment, sans quoi elles allaient finir par lui pourrir la vie.

« Oui, je suis nouveau. Ca se voit à ce point, que je suis complètement paumé ? »

Se massant la nuque, il ne put empêcher un petit rire nerveux, imitant le rôle d'un garçon qu'on aurait repéré, ou pris en flagrant délit. Le temps à Jordan de répondre à sa question, et Stefan enchaînait déjà sur autre chose...

« J'en conclue que tu es ici depuis longtemps, j'me trompe ? Juste une petite question... Ca reste toujours aussi déprimant ici, avec le temps, ou on finit par s'habituer ? »

Car on pouvait dire ce qu'on voulait de Harper au niveau de sa renommée, de son pourcentage mirobolant de réussites aux examens, les lieux n'en restaient pas moins froids et pas très accueillants.

Stefan, un jeune homme de bonne famille ? Pas vraiment, non. Il avait certes reçut une très bonne éducation, mais cela n'indiquait pas forcément qu'il avait passé son enfance à dormir dans de grands lits en baldaquins faits de dorures et de magnifiques draperies de soie. On ne l'avait pas nourri dans de belles argenteries, et il n'avait jamais été gâté plus qu'il ne devait l'être. Rien que pour cela, on ne pouvait se permettre de dire qu'il était le descendant direct d'une dynastie de bourgeois « de bonne famille ». Fallait-il forcément vivre dans des palaces pour être poli et aimable de nos jours ? C'était bien là le problème. Vous étiez désagréable avec tout le monde, vous étiez considéré comme un banlieusard de service, un pauvre, de la racaille. Mais dès que vous étiez un peu plus attentionné que la moyenne, vous étiez directement considéré comme un fils un papa pourri, gâté, et plein aux as. Au final, il n'y avait même plus de place pour une quelconque forme de gentillesse dans ce monde de brutes, puisque tout se ramenait au rang social, ou au compte en banque d'autrui.

Cela dit, le doute était tout de même permis. On était ici dans un établissement privé, et il fallait surtout savoir manier son porte-monnaie avec beaucoup d'habileté pour réussir à intégrer les murs d'Harper. La mère adoptive de Stefan en savait quelque chose. Ne roulant pas sur l'or, la famille entière dut faire des sacrifices pour que le jeune homme puisse être envoyé dans un lieu que l'on pensait « sain ». On estimait qu'il valait mieux se serrer la ceinture pour le bien du blondinet, plutôt que de le voir encore une fois frapper aux portes du coma sur un lit d'hôpital. Sa santé passait avant toute autre chose, et ça, tout le monde chez les Fincher l'avait compris. A part peut-être Justin, mais les deux « frères » n'avaient plus rien en commun depuis que Stefan avait fait ce qu'ils appellent le coming out : expression idiomatique signifiant que l'être homosexuel finit par sortir de sa planque (à savoir le placard - imaginez un peu la taille de la dite armoire...) pour s'assumer aux yeux de tous. Quelle sottise... Une fois sorti, brave et fier, on finissait par y retourner aussitôt pour s'y terrer éternellement, terrifié par la bêtise des gens : cette ultime étape est généralement surnommée comme étant la philosophie de l'autruche...

Remarquant que Jordan ne terminait visiblement pas sa première phrase, laissant une pointe de suspens à la fin de celle-ci, Stefan se demandait si elle l'avait fait exprès, uniquement dans l'espoir de le faire douter, ou s'il avait réellement l'air d'être paumé. Ne pouvant s'empêcher d'arborer un sourire quelque peu gêné, il espérait que la première de ses hypothèses était effectivement la bonne. Il fut néanmoins rassurer par le rire de la jeune fille à sa remarque. Ouf ! Elle ne le prenait donc pas pour le dernier des imbéciles, son hilarité semblant des plus sincères. Au moins, ces lieux ne lui avait pas encore complètement ôté son sens de l'humour surdéveloppé - même si ce qu'il avait dit ici ne s'avérait pas être si drôle que cela. Encore mieux que son prénom et sa voix, Jordan venait maintenant d'offrir sa bonne humeur à l'adolescent, sans même s'en rendre compte...

Alors on pouvait se faire des amis ici ? Tant mieux. On peut être tant pis. Stefan ne savait pas vraiment comment prendre la nouvelle. Non seulement il ne se voyait pas traîner seul pendant plus d'une année scolaire dans les couloirs lugubres de ce pensionnat, mais il ne s'imaginait pas non plus avec toute une bande d'amis loyaux, ne sachant que trop bien que, de toute manière, on ne pouvait faire confiance à personne. Et peut-être encore moins ici, à Harper. Combien de fois Stefan avait-il été beaucoup trop naïf pour confier ses inavouables secrets à l'un de ses prétendus amis ? A croire que le garçon avait toujours été malchanceux, qu'il n'était tombé que sur des traîtres jusqu'ici. Se contentant de répondre avec un simple sourire qui se voulait tout à faire sincère, Stefan épousseta les quelques affaires de cours qu'il tenait sous son bras.

« J'espère être assez chanceux pour que tout se passe ici comme tu le dis. Ca fait combien de temps exactement que tu... vis ici ? »

Cette première constatation transpirait le vécu, et il ne fallait pas que Jordan s'attarde dessus trop longtemps. C'est pourquoi Stefan fut pressé de trouver autre chose à dire, une question à poser, histoire de troubler un peu les pistes, et de concentrer la jeune fille sur une autre conversation. S'il avait hésité, c'était uniquement parce qu'il avait d'abord songé au mot « moisir », plutôt qu'à « vivre » dans des lieux aussi austères...